I

Andrés Carabal ôta son casque, sous lequel la sueur changeait sa chevelure d’un bleu de nuit en une masse poisseuse, vaguement repoussante. Il s’essuya le front avec un linge à la blancheur douteuse, qui lui servait à la fois de mouchoir et à étancher le sang coulant des blessures que, parfois, lui infligeaient les aiguilles acérées des palmiers épineux. Des blessures qui, la plupart du temps s’infectaient, tournaient à la purulence.

Sous sa cuirasse, des insectes lui causaient des démangeaisons presque insupportables.

— Je n’en puis plus, dit Carabal en s’arrêtant.

Il se trouvait à l’arrière du groupe, un peu à la traîne.

Jorge Allagro revint vers lui, l’encouragea :

— Encore un effort, amigo. D’après Ascual, demain nous atteindrons la ville morte, et les trésors de Kukulkan seront à nous.

Cela faisait huit jours qu’ils avançaient à travers la forêt tropicale, en direction du sud-est. Du moins s’il leur fallait se baser sur les indications de leur guide maya. Parfois, dans une rare éclaircie de la végétation, ils apercevaient les dents de scie de sierras, elles aussi couvertes de forêts.

Un univers de moisissures et d’angoisses.

Ils étaient six. Jorge Allagro, était le chef. Felíssimo Paraná. Pedro Alado. Juan Senta. Juan Calvado. Andrés Carabal. Trois ans plus tôt, ils avaient débarqué, en compagnie d’Hernán Cortés, à Santa Cruz, et ils avaient conquis l’empire aztèque dans le sang et la traîtrise. Un de leurs buts : convertir les païens, mais leur croix était une épée.

Au départ d’Hispañola, on leur avait promis la fortune et tout ce qu’ils avaient récolté dans l’aventure, c’étaient les fièvres et un peu d’or grappillé çà et là, et aussitôt dépensé au jeu. Le gros des trésors indiens revenait à l’amiral Cortés et à la couronne d’Espagne. Beaucoup de conquérants étaient morts ou blessés et, parfois, dans leurs rangs la révolte grondait.

Un jour, Jorge Allagro avait entendu parler, par un Aztèque du nom d’Ascual, d’un temple perdu très loin vers le sud-ouest, dans une région couverte de forêts en plein territoire maya. Ces Mayas fantomatiques qui fuyaient à travers la forêt à l’approche des Espagnols, ne laissant derrière eux que d’étranges constructions gardées par des monstres de pierre aux visages grimaçants de démons.

Córdoba, puis Grijalva avaient essayé de soumettre les Mayas, mais ils avaient échoué. Par la suite, l’empire aztèque conquis, en 1525, Cortés lui-même s’enfonça en territoire maya. Mais la réputation des hommes blancs les avait précédés et, sur son chemin, le Conquistador ne devait rencontrer que des villages déserts, incendiés.

Selon Ascual, le temple dont il avait parlé à Allagro était dédié à Kukulkan, l’équivalent de Quetzalcoatl, le dieu serpent-oiseau des Aztèques. La légende voulait que Quetzalcoatl, ou Kukulkan, chassé par Tezcatlipoca, le dieu-soleil, avait fui à travers la forêt en emportant ses trésors. Trésors qu’il avait enfoui dans un puits du temple qu’il avait fait bâtir au cœur de la jungle, là-bas, très loin, au cœur des montagnes. Plus tard, Kukulkan était reparti dans la direction où le soleil se lève. Là, il s’était embarqué et on ne l’avait plus jamais revu. Les deux légendes de Kukulkan et de Quetzalcoatl se confondaient.

Allagro avait interrogé Ascual.

— As-tu vu toi-même ces trésors ?

L’Aztèque avait secoué la tête.

— Non, pas moi-même… Mais l’oncle-du-cousin-de-ma-mère est allé à la Cité de Kukulkan… Il a vu les trésors lui…

Allagro fronça les sourcils. L’oncle-du-cousin-de-ma-mère, c’était un peu l’histoire de-l’homme-qui-a-vu-l’homme-qui-a-vu-l’homme-qui-a-vu-le-dragon.

Ascual comprit la réaction de l’Espagnol. Fouillant de dessous sa mauvaise tunique de laine grossière, il en tira un médaillon de la largeur de la main et couvert de caractères en forme de visages humains stylisés. L’écriture maya. Allagro la reconnut tout de suite pour avoir vu des caractères semblables sur une stèle, au Yucatan. Mais ce qui l’intéressa surtout fut le métal dont était fait le médaillon. Un métal couleur de citron, aux reflets à la fois doux et lumineux. Penché au-dessus de l’épaule d’Ascual, Juan Calvado s’exclama :

— De l’or !… C’est de l’or !…

Allagro se tourna vers son compagnon, jeta, sévère :

— Plus bas, amigo… Quand il s’agit d’or, les murs ont des oreilles.

Il interrogea, à l’adresse d’Ascual :

— Tu es certain que ce médaillon vient de la cité perdue de Kukulkan ?

— Certain, señor blanco… C’est l’oncle du cousin de ma mère lui-même qui l’a donné à ma mère… et ma mère me l’a donné… L’oncle du cousin de ma mère l’a pris dans le puits au trésor, là-bas, dans cité perdue…

— Et il n’a rien pris d’autre ? interrogea Allagro.

— Il n’a pas eu le temps, señor blanco… Il a dû tout abandonner… Il a dû fuir… Les serpents à plumes l’ont attaqué… Il a cru mourir… Faillit être dévoré… Tout ce qu’il a emporté, c’est ce médaillon…

— Les serpents à plumes ? fit-il, incrédule.

— Oui… oui… señor blanco… les serpents à plumes… les serpents à plumes…

Un peu d’appréhension dans la voix de l’Aztèque. Allagro n’insista pas : il connaissait la superstition des Indiens. Ces serpents à plumes devaient être une légende comme une autre. Il interrogea :

— Tu nous conduirais à la cité perdue de Kukulkan ?

Ascual hésita un instant, puis il hocha la tête de haut en bas. Signe d’assentiment dans tous les pays du monde.

— Je vous conduirai, señor blanco, mais en échange il faudra me donner une épée espagnole, des couteaux, un vêtement de drap, des perles de couleur et… Ascual hésita, reprit au bout d’un instant :

— … un cheval…

À son tour, Allagro hésita. Un cheval, c’était beaucoup, car c’était grâce aux chevaux que les conquérants avaient pu vaincre les indigènes qui, terrorisés les avaient pris pour des centaures. Puis il se dit que promettre c’était une chose, et tenir une autre.

— Tu auras ce que tu demandes, assura Allagro.

— Le cheval aussi ?

Cette fois, Allagro n’hésita pas : il ne voulait pas éveiller la méfiance de l’Indien et il répondit aussitôt – Le cheval aussi…

Et il compléta :

— Mais tu ne l’auras qu’à notre retour, quand tu nous auras menés à l’or de Kukulkan.

Ascual scruta le visage de l’Espagnol de ses petits yeux noirs et fixes, aux paupières légèrement bridées.

— Tu me jures que j’aurai le cheval, blanco ?

— Je te le jure, Ascual.

— Sur ton Christ ?

À nouveau, Allagro hésita. La promesse était lourde de conséquences.

Ne pas la tenir serait risquer les tourments de l’Enfer. D’autre part, le cheval était le bien le plus précieux d’un conquistador, mais la soif de l’or fut la plus forte.

— Je le jure sur le Christ, assura Allagro.

Tout en pensant : « Il sera temps d’aviser plus tard. »

Les jours qui suivirent, Allagro réunit quatre hommes, en plus de Juan Calvado et de lui-même. Une semaine plus tard, dans le plus grand secret, ils quittèrent le petit village indien où ils étaient en garnison, pour s’enfoncer dans la forêt, en direction du sud-est, vers les Hautes Terres inconnues. Ils savaient que, quand on se serait aperçu de leur désertion, l’Amiral ferait lancer une troupe à leur recherche. Mais, alors, ils seraient loin. Plus tard, en possession des trésors de Kukulkan, ils gagneraient la côte, s’embarqueraient secrètement pour Hispañola et, de là, pour l’Espagne, où ils pourraient vivre une existence de luxe.

Bercés par leurs illusions, les six hommes devaient marcher longtemps à travers les mille dangers de la forêt. Ils s’étaient assuré la collaboration d’Indiens huastèques qui leur avaient servi de porteurs, mais, en cours de route, plusieurs d’entre eux les avaient abandonnés.

Tous se trouvaient maintenant au bord du découragement. Carabal venait d’en donner les premiers signes. La promesse d’Allagro que, bientôt, ils arriveraient au bout de leurs peines, lui rendit un peu de courage. D’espoir aussi.

Carabal se redressa, poussa un soupir, dit simplement :

— Vamos !

Mais, dans sa voix, il y avait une intense lassitude.

Accompagnés des quelques Indiens demeurés fidèles, les Espagnols reprirent leur route. Ascual marchait en tête. Comme toujours, il progressait sans hésiter. Tout à fait comme s’il savait où il allait. Ce qui rassurait un peu Allagro et ses compagnons.

Ils marchèrent le reste de la journée, et le découragement recommençait à assaillir les Espagnols quand, soudain, comme la nuit n’allait pas tarder à tomber, il y eut une éclaircie parmi les feuillages.

Encore quelques pas et la forêt s’arrêta net, comme coupée par un gigantesque coup de sabre. Devant les voyageurs, en contrebas, une large combe couverte seulement de hautes herbes. Au-delà, la forêt reprenait, aussi dense, aussi touffue, aussi hostile qu’auparavant. Au-delà encore, les sommets agressifs des sierras mordaient le ciel qui tournait en cobalt.

Mais il n’y avait pas que la forêt. Un peu partout, on distinguait les taches claires de murailles à demi écroulées, l’amorce d’un escalier au sommet envahi par la brousse, les formes allongées de quelques statues cyclopéennes renversées.

— Le temple de Kukulkan ! s’exclama Carabal.

Ascual secoua la tête.

— Pas le temple de Kukulkan, dit-il. Mais lui derrière, pas loin.

— Qu’attend-on pour y aller ? jeta Felíssimo Paraná.

Nouveau mouvement de tête négatif d’Ascual. En même temps, il montrait le soleil sur le point de disparaître, en direction de l’ouest, derrière les crêtes dentelées des cordillères.

— Pas aujourd’hui… La nuit va tomber et beaucoup de demonios la nuit… Demain… Demain…

 

*

* *

 

À cette époque où la superstition gouvernait toutes choses, les Espagnols croyaient eux aussi aux demonios. Le camp fut dressé en hâte. Un feu allumé.

La nuit était tombée comme un rideau.

Carabal ne put dormir. Quelques heures plus tôt, le découragement le rendait amorphe. À présent, à l’approche du but, il se sentait saisi d’une incompréhensible exaltation. À force de se tourner et de se retourner sur son lit de branchages, il commençait à avoir mal partout. Et, en outre, l’humidité le pénétrait. Il se leva, alla se réchauffer auprès des dernières braises encore rougeoyantes du feu mourant. Tout près, la sentinelle huastèque dormait, roulée en boule. Carabal ne jugea pas utile de la réveiller. De toute façon, cela n’aurait servi à rien.

Poussé par la curiosité autant que par la cupidité, une cupidité qu’il était contraint à brider pour le moment, Carabal s’éloigna du camp. De quelques mètres seulement. Jusqu’au rebord de la combe herbeuse au-delà de laquelle, sous la clarté crue de la lune, les ruines aperçues quelques heures plus tôt brillaient tels de grands cadavres blancs.

— Le Trésor de Kukulkan, murmura Carabal en ignorant encore qu’il ne l’atteindrait jamais.

Quelque chose bougea dans les broussailles, mais, tout à son émerveillement, Carabal n’y prit pas garde. Les ruines, là-bas, le fascinaient. Et puis il y avait tant de vie dans les sous-bois que, surtout la nuit, même un insecte y faisait presque autant de bruit qu’une armée en marche.

Ce fut seulement quand le froissement de branchages se répéta que Carabal y prêta attention. Alors seulement il aperçut la bête, à quelques pas de lui seulement. Lovée, elle devait bien atteindre, déroulée, plusieurs mètres de taille. Un serpent, mais ses écailles, comme hérissées, trop longues pour être vraiment des écailles, brillaient d’un vert lumineux dans la pénombre. Un vert presque phosphorescent.

— Kukulkan…, murmura Carabal. Kukulkan…

Il se sentit soudain au bord de la panique. Tout en regrettant de ne pas avoir gardé pour la nuit ses jambières de fines mailles d’acier. Au moment où la bête se détendait dans un froissement de plumes hérissées. Les crochets se plantèrent dans la chair de l’Espagnol qui, tout de suite, sentit la giclée mortelle du venin couler dans ses veines, au rythme de son cœur emballé par la peur.

Une autre douleur au cou. Carabal y porta la main, sentit le long corps soyeux. Une seconde bête, semblable à la première, avait jailli du sous-bois, pour bondir d’une détente et planter ses crochets dans la jugulaire de l’homme.

Carabal poussa un rauquement. Il eût aimé pouvoir crier, appeler au secours, mais l’épouvante lui étouffait les cris dans la gorge. Le venin, distillé dans la jugulaire, lui montait au cerveau. Et, presque tout de suite, la paralysie vint. Quand il roula à terre, il était déjà en train de trépasser, submergé par les vagues de la terreur. Quand on le retrouva, à l’aube, gisant sur le sol, il était mort. Dans la main droite, il serrait une longue plume verte. D’un vert brillant, presque phosphorescent. Une plume de Quetzal, l’oiseau sacré des Mayas.

On ne sut jamais exactement ce qu’il advint des autres compagnons de Carabal. Tout ce dont on peut être certain, c’est qu’ils atteignirent le Temple de Kukulkan, mais aucun n’en revint, à part un porteur indien. Selon lui, ils avaient encouru la colère de Kukulkan. Pourtant, on ne put obtenir le moindre détail sur la manière dont ils avaient disparu. Tout à fait comme si l’Indien – frappé d’ailleurs d’une partielle amnésie – avait craint, en parlant, de trahir les secrets du Serpent à Plumes.

 

*

* *

 

Bob Morane s’arrêta de lire, reposa son livre sur la grande table encombrée de dossiers et de spécimens archéologiques, leva la tête vers le professeur Clairembart, assis en face de lui. Un regard interrogateur que n’appuyait aucune parole.

Dans le vaste bureau d’Aristide Clairembart, où des statues de marbre ou de lave – grecques, romaines, précolombiennes… – montaient une garde attentive, il y eut un long moment de silence. Puis le vieil archéologue regarda son vis-à-vis par-dessus ses lunettes cerclées d’acier, fit :

— Teuh !… Teuh !…

Enchaîna :

— Une belle histoire… D’où avez-vous tiré ça, Bob ?

Morane désigna le livre qu’il venait de poser devant lui, sur la table.

— Mystères et Énigmes du Monde passé et présent, par le Dr Bernie Hillmann, professeur…

— Bernie Hillmann, commenta Clairembart. Un vulgarisateur sérieux, qui n’écrit jamais rien sans se baser sur des documents également sérieux… Évidemment, ici, il a un peu romancé pour plaire à ses lecteurs. Et sur quoi se base-t-il, cette fois, ce bon Hillmann, pour nous raconter cette histoire de serpents à plumes ?

— Il y a une note, professeur, fit Morane. Selon Hillmann, il aurait été inspiré par un chroniqueur de l’époque des Conquistadors… Un certain Dom Vicario…

— Je connais, approuva Clairembart… Dom Vicario se trouvait au Mexique au début du XVIe siècle, où il accompagnait Cortés. Un Capucin. Il fut l’auteur d’un ouvrage intitulé, je crois, Atrocités et tortures perpétrées par les Espagnols aux Amériques, ou quelque chose dans le genre. Ce livre fut brûlé sur l’ordre de l’impératrice Isabelle. Il n’en reste plus qu’un exemplaire, dit-on, à la bibliothèque du Vatican, où il est très difficile de le compulser… à cause de ce qu’il contient… euh… de peu catholique… Vous savez, Bob, comme il est dangereux, parfois, de dire la vérité… Ce fut tout juste si ce bon moine de Vicario ne fut pas condamné au bûcher…

— Las Casas en a dit pas mal non plus sur le comportement des Conquistadors, glissa Morane.

Aristide Clairembart eut un signe d’assentiment.

— Apparemment, Dom Vicario est allé plus loin encore… Si on l’avait écouté, les Espagnols auraient dû plier bagage et rendre les Amériques aux Indiens…

— Et ce n’eût été que justice, professeur…

Nouveau signe d’assentiment de l’archéologue.

— Exact, Bob, mais Colomb, Cortés, Pizarro et les forbans qui les accompagnaient n’avaient aucune notion de la justice et de la morale. Pas plus qu’Isabelle la Catholique d’ailleurs. À cette époque, on possédait déjà de solides notions de realpolitik… Mais cela ne me dit pas pourquoi vous êtes venu me lire ce texte du Dr. Hillmann.

Bob Morane tira un papier de sa poche, le déplia, le tendit à son vieil ami. Il s’agissait d’une coupure de presse datée de la veille. Clairembart la prit et la parcourut rapidement, lisant à mi-voix.

 

« UNE JEUNE BIOLOGISTE FRANÇAISE DISPARAIT DANS LES JUNGLES DU MEXIQUE.

Mexico, le 25 mars. On serait sans nouvelles, depuis plusieurs jours, d’Anita Sorel, fille adoptive du célèbre savant mexicain Armando Soller.

Anita Sorel, qui a gardé sa nationalité française, était partie, voilà plusieurs semaines, pour la région sauvage du Chiapas afin d’y étudier la pharmacopée indienne, dont la médecine actuelle attend beaucoup. À cette fin, elle se serait enfoncée dans les profondes forêts couvrant les premiers contreforts des sierras. Depuis, on est sans nouvelles d’elle.

D’étranges légendes courent dans la région où Anita Sorel s’est aventurée.

On y parle d’un retour au culte de Kukulkan, le dieu serpent à plumes des anciens Mexicains. C’est là aussi que les révolutionnaires Zapatistes trouvent refuge pour échapper aux poursuites des troupes gouvernementales.

Anita Sorel a-t-elle été victime des adorateurs de Kukulkan, s’ils existent ? On en doute. Il est plus probable qu’elle soit tombée au pouvoir des Zapatistes. Si elle est encore vivante, il est probable également qu’une demande de rançon sera tôt ou tard formulée par les révolutionnaires. À moins qu’Anita Sorel ne serve de monnaie d’échange qui permettrait aux Zapatistes de récupérer plusieurs de leurs chefs capturés par l’armée régulière mexicaine. »

 

Après avoir lu, Clairembart rendit la coupure de presse à son ami.

— Et je suppose que cette Anita Sorel est une connaissance à vous, Bob ?

Autant une affirmation qu’une interrogation. Morane eut une petite expression moqueuse.

— Vous devez avoir le don de double vue, professeur… Comment avez-vous deviné ?… Oui… mais voilà… je connais aussi le père d’Anita… À vrai dire, je connaissais Anita par un échange de lettres… Je n’étais pas d’accord sur le contenu d’un article que j’avais lu d’elle dans le Scientific Review… Ensuite, je l’ai rencontrée à Londres… Une bien charmante personne…

— Le contraire m’eût étonné, Bob, fit Clairembart d’une voix narquoise.

Morane ne releva pas, poursuivit :

— Quand j’ai lu cet article, ce matin, j’ai téléphoné au père d’Anita – enfin, à son père adoptif –, au Mexique. J’avais également déjà rencontré Soller. À Londres, en même temps qu’Anita… Quand je l’ai appelé, ce matin, il tentait d’organiser une petite expédition pour partir à la recherche d’Anita… Il m’a demandé d’en faire partie…

— Voilà ce que c’est que d’avoir une réputation de redresseur de torts, fit sentencieusement Clairembart. Bob Morane, la roue de secours des veuves et des opprimés… Et je ne parle pas des jeunes filles en détresse.

— On ne se refait pas, professeur, dit calmement Morane. On ne se refait pas… Mais je ne suis pas venu ici pour que vous me fassiez la morale sur ma façon d’organiser ma vie… Je voulais simplement que vous me disiez ce que vous savez sur les adorateurs de Kukulkan… Je veux parler de ceux d’aujourd’hui… Bien sûr, j’aurais pu vous téléphoner, mais j’ai préféré vous rencontrer…

— Et vous avez eu raison, Bob. J’ai toujours pris beaucoup de plaisir à votre compagnie… même quand nous avons failli mourir ensemble, et cela nous est arrivé pas mal de fois… Mais ne remuons pas les mauvais souvenirs, ou les bons. Cela dépend de la façon dont on voit les choses… Pour ce qui est des nouveaux adorateurs de Kukulkan, j’en ai entendu parler, mais ça s’arrête là. Je ne peux pas vous en dire grand-chose… Peut-être n’est-ce qu’une légende, un peu partout dans le monde, il y a tant de bruits qui courent en Amérique Latine. Et puis il y a pas mal de ces sectes religieuses, dont certaines disparaissent aussitôt. Dommage que ça n’arrive pas plus souvent… Par contre, je puis vous parler du temple de Kukulkan lui-même… Comme vous le savez, Bob, les forêts du Peten et du Chiapas cachent encore beaucoup de ruines mayas qui restent à découvrir…

— Nous en avons même découvert plusieurs, glissa Morane.

Aristide Clairembart négligea l’interruption, poursuivit :

— On connaissait l’existence du temple de Kukulkan, mais seulement par la bouche des Indiens tzotzil, qui habitent la région. Ces Tzotzils, comme les Lacandons, sont les descendants des Mayas et ils pouvaient n’avoir connaissance de l’existence des ruines que par la tradition… En 1940 cependant, l’archéologue américain Alastair, à la tête d’une petite expédition financée par l’Archeological Magazine, devait découvrir le temple, dont il fit une description imagée dans son livre : Kukulkan, Merveille de pierre. Je possède cet ouvrage dans ma bibliothèque, Bob, et vous pourrez le consulter.

« Le 7 décembre 1941, comme vous le savez. Bob, les Japonais attaquaient Pearl Harbor, et les États-Unis entrèrent en guerre contre l’Axe Berlin-Rome-Tokyo. Dès lors, on avait à penser à autre chose qu’au temple de Kukulkan.

« La guerre terminée, il fallut songer à reconstruire, à redresser les économies ruinées, à retransformer les industries de guerre en industries civiles. Bref, tout était à refaire et, là encore, les mines perdues dans les jungles du Chiapas demeurèrent à l’arrière-plan.

« Entretemps, Alastair était mort, en 1944, d’une mauvaise grippe. Son livre, paru deux ans plus tôt, donc en pleine guerre mondiale, était passé presque inaperçu. Ce ne fut que bien plus tard, oubliées les horreurs de la guerre, qu’on repensa au temple de Kukulkan. Mais, alors, on se rendit compte qu’Alastair n’en avait jamais révélé l’emplacement exact. Même dans son livre, il s’était ingénié à brouiller les pistes. Tous les repères qu’il y avait consignés se révélèrent inexacts et on ne retrouva rien, dans ce qu’il laissait derrière lui, qui pût aider les archéologues dans leurs recherches. Trouver ces ruines perdues dans l’épaisseur de la forêt tropicale équivalait désormais à chercher une aiguille dans une botte de foin.

« Des survols de la région par avion furent tentés, mais ils demeurèrent sans résultats.

« De toute façon, il était déjà trop tard pour se lancer dans des recherches terrestres. Enflammé par les Zapatistas, Indiens révoltés contre le racisme des grands propriétaires terriens, le Chiapas était devenu zone de combats entre les révolutionnaires et les troupes fédérales mexicaines. C’est un peu plus tard que d’étranges rumeurs coururent sur un retour au culte de Kukulkan. Secte religieuse, ou bruits sans fondements que font courir les Zapatistes ? On l’ignore. De toute façon, il ne s’agit que de vagues rumeurs… Ce que je me demande, Bob, c’est comment votre amie… euh… Anita Sorel – c’est ça ? – s’est risquée dans cette zone dangereuse du Chiapas. »

— Selon son père adoptif, expliqua Morane, elle s’y serait rendue avec l’accord tacite des Zapatistes, dont elle avait secrètement épousé les idées…

L’archéologue fronça les sourcils, fit :

— Est-ce que les recherches dites « scientifiques » de votre amie Anita ne cacheraient pas en réalité un but politique ?

Morane répondit franchement :

— Aucune idée, professeur…

Et c’était vrai : il ignorait tout des raisons cachées – s’il y en avait – d’Anita Sorel.

— Je peux vous poser une autre question, Bob ? fit Clairembart.

— Allez-y toujours, professeur…

— Quelle idée avez-vous derrière la tête ?

— Je m’ennuie, professeur…

Petit ricanement du vieux savant.

— Vous me la baillez belle, Bob… Comme si vous étiez homme à jamais vous ennuyer… Je vous connais trop pour croire ça… Eh bien ! moi, je vais vous dire ce que vous avez derrière la tête… Si vous me le permettez bien sûr…

— On est en démocratie, professeur. Tout le monde a droit à ses opinions…

— Ce que vous avez derrière la tête, Bob, c’est de vous rendre au Mexique… autant pour étudier ces sectateurs de Kukulkan – s’ils existent – que pour retrouver Anita Sorel – si elle est encore en vie…

— Vous lisez vraiment dans mes pensées, professeur, fit Morane avec un sourire.

— Il est inutile que je vous énumère les dangers de l’aventure, Bob. Cela vous encouragerait plutôt… N’oubliez cependant pas les zapatistes qui occupent la région où a disparu votre amie. Ils ont peut-être le droit pour eux, mais ils ne rigolent pas avec leurs prisonniers, et vous risquez de tomber entre leurs mains…

Le sourire de Morane se fit amer.

— Vous avez un certain toupet, professeur… Vous vous souvenez, quand vous m’avez demandé d’enquêter, à San Barbasco, dans une région infestée de guérilleros, afin d’obtenir des renseignements sur une cité perdue ?… Même que Bill, Sophia et moi avons failli y laisser nos vies tandis que vous restiez ici, bien douillettement, à tripatouiller vos notes et votre ordinateur…[1]

Mine faussement contrite de l’archéologue.

— C’est vrai, Bob… Je n’ai pas oublié, croyez-le… Quand je pense que j’ai failli perdre mes trois meilleurs amis… Mea culpa… Mea culpa…

Bob ne croyait pas le moins du monde aux regrets de Clairembart, mais il préféra passer outre.

— De toute façon, appuya-t-il, ma décision est prise. J’irai au Mexique… Après tout, ça ne coûte rien d’aller jeter un coup d’œil…

— Un coup d’œil…, fit Clairembart. Oui… Pourquoi pas après tout ?… Ça ne coûte rien, un coup d’œil, comme vous dites… Tout compte fait pourquoi ne vous accompagnerais-je pas ?… Retrouver le temple de Kukulkan… Quel rêve pour un archéologue !… car je suis archéologue, ne l’oubliez pas…

— Comme si on pouvait l’oublier ! goguenarda Morane. Et puis, ce ne sera jamais que quelques ruines de plus dans nos existences de bâtons de chaises…

— Peut-être que Bill et Sophia…, risqua Aristide Clairembart.

Bill Ballantine, le géant écossais à la force colossale, roux comme un coucher de soleil, l’alter ego de Morane. Sophia Paramount, « reporter de choc et de charme » au Chronicle, également rousse et dont la beauté n’avait d’égale que sa connaissance des arts martiaux.

— Bill… Sophia… pourquoi pas ? fit Morane. Ainsi, les mousquetaires seront au complet… Vous permettez que je leur téléphone d’ici, professeur ?

En parlant, Bob désignait le poste téléphonique posé sur un coin de la table.

Bill Ballantine râla comme toujours. Il n’en avait rien à faire (il employait un terme moins poli) de Kukulkan et des amies – copines ou non – du fringant commandant Morane. Rien à faire des vieilles pierres non plus. Puis il se rappela qu’il manquait d’exercice et qu’il commençait à s’envelopper. Alors, pourquoi ne pas se rendre au Mexique ? Ce serait peut-être moins fatigant que la culture physique.

Quant à Sophia Paramount, elle déclara à Morane qu’elle se trouvait en panne de reportages sensationnels. Il ne se passait plus rien dans le monde. Pas le moindre scoop à se mettre sous ses gentilles quenottes. Alors, le serpent à plumes et les Zapatistas, pourquoi pas… ?

 

Le Réveil de Kukulkan
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